Article publié le 16 février 2006, dans les pages « Rebonds » du quotidien Libération. © Copyright Libération. Pour éviter sa dispersion, le patrimoine de l’Imprimerie nationale doit être valorisé. La typographie en danger Par Élisabeth Badinter, écrivain, Les injonctions européennes ont soldé la guerre d’usure qui opposait depuis le XVIIIe siècle l’Imprimerie nationale aux imprimeries privées, celles-ci n’acceptant pas qu’une part des travaux lucratifs leur échappe. Sommée de se confronter aux réalités économiques et à la concurrence, l’Imprimerie nationale a été transformée en société anonyme en 1994. Elle a perdu de gros marchés, vendu une bonne partie de ses usines et son site historique parisien. D’un point de vue industriel, le groupe Imprimerie Nationale SA n’est plus qu’une PME modeste et précaire. Si rigoureuses qu’elles soient, les règles européennes seraient cependant un bouc émissaire trop commodément désigné comme responsable du triste destin promis à un bien commun de valeur universelle. L’Imprimerie nationale était, en effet, bien autre chose qu’une grosse imprimerie. François Ier fonda le corps des imprimeurs du roi pour favoriser la diffusion de la pensée. Richelieu créa l’Imprimerie royale, pour asseoir le pouvoir du roi, mais aussi pour aider le monde des lettres et des arts à rayonner dans toute l’Europe. A côté de sa production administrative, elle est devenue l’imprimerie du monde savant et du beau. Cela n’a été possible qu’avec la conviction permanente que, derrière les techniques d’impression, il y a la lettre, l’écrit. Il fallait conserver les poinçons qui ont servi à fabriquer les caractères de Garamond et des milliers d’autres pour être en mesure de les étudier, pour en dessiner de plus modernes ou pour en réaliser des interprétations numériques. Il fallait comprendre l’écriture chinoise pour graver les bois qui servirent à l’édition du Dictionnaire chinois-latin-français de Guignes en 1813. Sans cette typothèque unique au monde, constamment maintenue à jour et élargie, les études orientalistes n’auraient tout simplement pas existé. Ce sont ces activités, d’un poids économique pourtant bien faible, qui ont fait la réputation mondiale de l’Imprimerie nationale. Un petit groupe de personnes et cette collection d’objets sont ceux qui pâtissent aujourd’hui d’un démantèlement presque achevé. Des mesures ont pourtant été prises : alors que les dernières activités industrielles de l’Imprimerie nationale sont pour l’essentiel rassemblées à Douai, le Cabinet des poinçons et l’Atelier du livre, trésors de l’Imprimerie nationale, et le personnel qui les anime ont été mis à l’écart dans une zone d’activités de la banlieue parisienne. Pourquoi ? Avec quel destin ? S’agit-il d’un lieu de stockage pour les centaines de milliers de poinçons, les presses et les livres classés monuments historiques ? Les uns sont sensibles à l’humidité, d’autres à la chaleur, tous sont fragiles... S’agit-il d’un musée ? Rien n’est prévu pour montrer, conserver ces pièces ni en permettre l’étude. S’agit-il alors d’un musée vivant, où les élèves des écoles d’art pourraient venir apprendre les techniques anciennes auprès des derniers compagnons à les connaître ? L’exiguïté des lieux, le manque d’infrastructures physiques ou universitaires, l’interdisent. S’agit-il d’un atelier commercial ? Le marché est bien maigre... La direction de l’entreprise a certes isolé son département patrimonial, mais pour en faire quoi ? Elle a eu pour cela l’aval de sa tutelle, le ministère des Finances, dont relevait l’Imprimerie nationale pour des raisons historiques et non culturelles. Mais est-ce au propriétaire d’en décider seul ? Que font les ministères de l’Education nationale et de la Culture ? Une pétition a pourtant rassemblé plus de 20 000 signatures, dont un bon quart hors de France. James Mosley, historien britannique et l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de la typographie française, écrivait récemment : « Beaucoup peut encore être fait si la volonté existe. Si nous en laissons passer l’opportunité, les futures générations nous le reprocheront à juste titre. » La France dispose d’un trésor, mais ne sait qu’en faire ! Nous le regardons seulement comme un trésor du passé alors que c’est surtout de notre avenir qu’il s’agit. La typographie va bien au-delà du seul savoir des imprimeurs, qui d’ailleurs passe désormais inévitablement par l’ordinateur. La lisibilité de nos écrans relève de la typographie, la mise en page sur le Web ne peut se faire avec succès qu’avec des connaissances typographiques, la messagerie multilingue sur Internet (même via Unicode) est une affaire de codage typographique. On n’a pas su répondre à Google que la difficulté de la numérisation de toute la bibliothèque du monde n’est pas qu’un problème de droit ou de nombre total de caractères à reconnaître, mais aussi de compétence à situer chacun de ces signes dans un contexte linguistique, culturel, social et temporel que seule permet une connaissance approfondie de l’écrit, imprimé ou non. La France dispose encore des savoirs relatifs à l’écrit, au livre, à la typographie et dispose aussi du mobilier (au sens archéologique) qui leur est associé. Elle dispose enfin d’écoles d’art graphique, d’universités et de lieux de recherches multidisciplinaires (l’école Estienne, l’EPHE, l’EHESS, l’ENST, l’Inria, pour n’en citer que quelques-uns), et de bibliothèques dont les livres sont à la fois moyens et objets d’étude. Des lieux et des structures d’accueil peuvent être trouvés. On peut notamment évoquer le site de l’ancienne imprimerie de L’Illustration que l’université Paris 13 rénove et développe. Profitons de ces atouts conjugués pour créer un conservatoire de l’imprimerie, de la typographie et de l’écrit qui associera à l’entretien de biens matériels et immatériels les exigences de la formation, de la recherche et de la production. Ses missions s’étendront de la formation aux arts graphiques et à la typographie, à la recherche de niveau international sur l’histoire de la typographie, sur les pratiques d’écriture et le transfert de ces acquis dans les technologies de demain. Ses ateliers de production contribueront à la diffusion des cultures savantes, artistiques et techniques. La difficulté n’est pas financière. Elle est de comprendre que ce melting-pot doit conduire à des approches multiples : artistiques, culturelles, historiques et techniques, résolument tournées vers l’avenir. Si une volonté existe pour surmonter les obstacles, l’agrégation de ces enjeux pourra se révéler riche de promesses culturelles et économiques. Sans un projet ambitieux, quel sort risque de connaître ce patrimoine ? On assisterait alors à une dispersion dans les musées européens de l’imprimerie des collections de poinçons et de matrices rassemblées depuis quatre siècles. L’Atelier du livre continuerait à décliner quelque temps dans son entrepôt perdu ; de départs à la retraite en démissions, le transfert des savoir-faire ne serait bientôt plus assuré. Au moment où la recherche internationale reconnaît la nécessité d’étudier des ensembles cohérents d’objets, une telle option irait à l’encontre de l’intention déclarée de requalification culturelle des instruments de techniques périmées. Ce serait là détruire d’irremplaçables archives qui permettent aux regards historiens et anthropologiques d’explorer toutes les dimensions sociales et symboliques de nos pratiques lettrées, dépassant largement le seul contexte français.
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