IL FAUT RELANCER LE CABINET DES POINÇONS, SA TYPOTHÈQUE
ET SA CONNAISSANCE DES ÉCRITURES

Par Jacques André, directeur de recherche à l'Inria-Rennes
Jacques.Andre@irisa.fr

 

1950. Dans la Revue des deux mondes de novembre, Jean de Montesquiou Fezensac publie un article [7] sur l’Imprimerie nationale, Trois siècles de continuité française, et commence par y rappeler que « l’Imprimerie nationale [est] une de nos belles institutions et peut-être la moins connue du public... non seulement elle fait partie de notre capital spirituel propre mais elle entre dans le patrimoine commun de la civilisation. »   Depuis 1640 (date de sa fondation par Richelieu et Louis XIII), l’Imprimerie Royale, devenue Républicaine, Impériale puis nationale, avait en effet fait preuve de continuité tant dans la nature, la qualité et la quantité de sa production que dans le procédé utilisé, celui de Gutenberg : la composition par des caractères mobiles en plomb. Ces caractères, petits parallélépipèdes, pas plus gros souvent qu’une allumette, sont obtenus un par un par coulage de plomb fondu dans une matrice offrant ce caractère en creux. Cette matrice en cuivre, elle, a été obtenue par la frappe d’un poinçon en acier. Reste alors à créer ce poinçon, pièce unique qui servira à frapper plusieurs fois une matrice, chacune servant à mouler des milliers de ce même caractère en plomb. Il fallait un poinçon par lettre pour une taille donnée (on dit un corps), pour un style donné (italique ou romain), pour une famille donnée (aujourd’hui on dirait Times ou Palatino), etc. Soit des milliers pour une « fonte ». Cette chaîne (figures 1 et 2) n’a pratiquement pas évolué (à quelques détails techniques près) depuis Gutenberg. C’est ici que s’exprime tout l’art du créateur de caractères qui doit, en sculptant chaque poinçon à l’aide de limes et gouges, donner la forme voulue au caractère, mais aussi prévoir les blancs autour de façon qu’une fois imprimée chaque lettre soit correctement alignée et espacée (voir [8] pour plus de détails).

 

Figure 1 ­ Chaîne de fabrication d’un caractère en plomb

 

Figure 2 - À droite, poinçon d’un M cursif, en haut la matrice après frappe et, en bas, le caractère moulé dans cette matrice. Les doigts donnent l’échelle (il s’agit donc d’un M de très gros corps) [Photo Christian Paput]

 

Richelieu et tous les directeurs successifs de cette imprimerie d’État ont compris l’importance extraordinaire de ces poinçons, tant pour la qualité visuelle de la chose imprimée que son « contenu ». Aussi, dès sa création, l’Imprimerie a été dotée d’un Cabinet des poinçons, le Saint des Saints où l’on taillait, frappait, réparait ces poinçons dont on a peu à peu augmenté la collection. À côté des diverses lettres latines (elles-mêmes évoluant   dans le temps, des Garamond précieux aux Didot napoléoniens, en passant par les austères Romains du roi ), le Cabinet s’est peu à peu enrichi au point de disposer d’une collection quasi complète de tous les caractères du monde antique ou moderne : birman de l’Inde orientale gravé en 1787, cypriote du VIe siècle av. J.-C., ninitive du temps d’Assurbanipal et bien sûr les caractères hébreux, chinois ou tifignaghes., etc. dont on trouve de splendides exemples dans Les Caractères de l’Imprimerie Nationale [3].

Alors, en marge de son rôle d’imprimerie des documents officiels de l’État (formulaires administratifs, annuaires, etc. ce qui se déclinait en 1950 en tonnes de papier par jour, en centaines d’employés, en douzaines de presses, monotypes et linotypes, en une quantité incroyable de plieuses, brocheuses et autres machine de façonnage), l’IN est devenue l’imprimerie du monde savant, assurant des publications régulières comme la Revue des Études Slaves, le Journal Asiatique ou le Corpus et des livres en petit tirage « en cinq ou six cents exemplaires qui, souvent par don, se répandent à travers le monde, diffusant en même temps, et en de hauts lieux, une gloire et un travail français » tels que les Œuvres complètes de Buffon, le Dictionnaire Chinois-Latin-Français de Guignes, les Fables de Bidpaï, voire la fameuse Imitation jamais égalée sur le plan technique. Ouvrages conservés dans une bibliothèque dont on imagine la valeur...

Symbiose entre un centre de recherche culturelle artistique et un outil de production, le rôle du Cabinet des poinçons et de ce qui tourne autour (la fonderie, les presses anciennes, l’atelier de reliure, la bibliothèque, etc.) est cependant mal perçu et dès le début du XVIIIsiècle, des projets de musée de la typographie (Firmin Didot), ou de conservatoire typographique (Lahure, 1902), etc. sont lancés ; en vain. En 1950 le directeur de l’IN milite pour la création (hors de l’IN mais en étant son émanation) d’un musée de l’écriture présentant les poinçons. Ce musée aurait été associé à l’atelier des livres d’art, à un centre d’exposition et à un centre de formation. Projet abandonné faute de locaux, mais le rôle de musée du Cabinet se renforce. Outre le classement en 1946 de 250 000 poinçons (les plus petits monuments historiques avec leurs quelques millimètres) l’IN obtient ensuite celui de presses, de livres, etc. Durant toute la fin du XXe  siècle, il acquiert (legs mais aussi achats) et fait classer des collections entières de poinçons, bois gravés, fers à dorer etc. pour en faire la plus grande collection du monde (celle de Vienne ayant disparu dans un incendie).

1950. Deux Français inventent la photocomposition [6] ce qui condamne en quelques dizaines d’années le caractère en plomb, remplacé d’abord par des films photographiques puis par des fichiers informatiques. L’IN, comme elle l’avait fait au début du siècle en adoptant la composition mécanique (linotypie et monotypie), se met bien à ces nouvelles techniques de pre-press et voit son imprimerie lourde progresser au point de devoir créer d’autres sites de production (Douai puis Strasbourg et Evry). Mais les fonderies de caractères disparaissent pratiquement dans le monde entier, sauf les rares qui savent se reconvertir au numérique. En France, les fonderies Peignot, Olive, etc. sont rayées de la carte. Michaud, à Beaune, se met bien aux films pour photocomposition, mais s’écroule face au numérique. Quant à l’IN, elle rate complètement l’intégration de son centre de création typographique au monde de ces nouvelles technologies. Le Cabinet des poinçons n’a plus aucune utilité puisqu’on n’utilise plus de plombs (sauf pour l’édition d’art, malgré tout marginale et en tout cas pas assez reconnue puisque l’on n’a pas formé de nouveaux maîtres graveurs ou fondeurs). L’IN ne comprend pas qu’en deçà de la technologie, il y a toujours le savoir typographique et confine le Cabinet dans une tour d’ivoire. L’IN se tient nettement en dehors du mouvement mondial de la typographie numérique : ce n’est que récemment que des caractères ont été numérisés (mais non commercialisés). Sa connaissance du monde de la lettre et des écritures mondiales n’a pas été transmise et on ose se plaindre maintenant que des projets internationaux comme Unicode [1], dont l’IN est complètement absente, proposent une « casse » de tous les caractères du monde sans tenir compte des usages de la typographie française ni de ceux de langues anciennes ou asiatiques que l’IN connaissait bien... Le Cabinet apparaît comme une verrue inutile de l’imprimerie et une danseuse du ministère des finances qui, aujourd’hui, en a la tutelle sans en avoir la compétence culturelle.

Pourtant ce patrimoine typographique existe, le savoir-faire et la culture typographiques sont encore là (mais pour combien de temps maintenant ?). Alors, depuis quelques dizaines d’années, les projets se succèdent. Projets de musée (Lamotte-Beuvron, Malesherbes, Chamalières, Cité de la presse), projets plus vastes comme celui de la Ville de Paris de regrouper le Cabinet et la bibliothèque de l’IN, la bibliothèque de Saint-Sulpice (aujourd’hui toujours en caisses) et ses écoles d’art graphique (Estienne, Corvisart et Tolbiac), le projet des « Allumettes » d’Aix et, en 2001, celui d’un Conservatoire du livre. Aucun n’a abouti, pas plus que le rapport demandé à Jérôme Peignot et à Anne-Marie Christin, malencontreusement rendu lors d’un changement de gouvernement. Exception, mais malheureuse : vers 1980, les grands spécialistes français de typographie (Peignot, Blanchard, Jacno, Excoffon, Ponot, pour ne citer que des disparus) créent le CERT( Centre d’étude et de recherche typographiques) et attirent, sous forme du livre De plomb, d’encre & de lumière [2], l’attention des pouvoirs publics sur la typographie. Ainsi naît l’ANCT (Atelier national de création typographique), dépendant de l’ENSAD mais installé dans les locaux de l’IN, qui forme alors une nouvelle génération de typographes français. Hélas, l’ANCT ne suit pas ses espérances, devient ANRT (R comme recherche), est délocalisé à Nancy et ne s’occupe plus de caractères.

1993. Dans le cadre des réorganisations exigées par l’Europe, l’Imprimerie nationale devient une société anonyme, l’État français étant son principal actionnaire. Dès lors, le devenir du Cabinet des poinçons devient on ne peut plus flou. Seule certitude, il faudra déménager et en attendant, ça permet au moins d’en préparer l’inventaire... Divers articles sont alors écrits sur ce Cabinet que l’on découvre à l’étranger (figure 3)  mais aussi en France !

 

Figure 3 - Visite du coffre du Cabinet des poinçons par des experts en tifinaghes [photo Jacques André]

 

2004. Le site de l’IN, rue de la Convention à Paris, est vendu et va être rasé (sauf la façade) au printemps 2005. Le Cabinet doit préparer ses caisses sans savoir où elles iront ni pour combien de temps. André Guillerme, professeur au CNAM, découvre le problème et alerte le public par un article dans Le Monde (1er juin). Mais, droit de réponse, le directeur de l’IN nous « rassure » : non non, pas de problèmes, tout va être préservé et la tutelle va bien sûr rester au ministère de l’économie et des finances. Mais aucune indication de ce que va devenir ce Cabinet à part sa mise en caisses qui seraient alors stockées à Douai.

Quelques personnes (typographes, imprimeurs, historiens, chercheurs, enseignants,...) se sont réunies et étudient diverses solutions qui, pour être viables, doivent être ambitieuses et contrôlables. Il est notamment question d’un conservatoire, pourquoi pas européen. Ce doit être un musée vivant, préservant et perpétuant, par sa production, les matériels et les savoir-faire de l’écriture et du livre. Il faut que lui soit associés une bibliothèque, des centres de recherche sur la lettre (son histoire, son dessin, la lisibilité sur papier mais aussi sur écran, etc.), sur la mise en page, sur les nouvelles technologies, etc. et des centres de formation (aux technologies anciennes ou nouvelles). Ce conservatoire pourrait certes disposer de revenus propres (traitement à façon, vente de livres et de caractères, visites,...) et entrerait un peu en concurrence avec d’autres officines de typographie, musées et maisons d’édition à l’ancienne. Mais, la très grande force de ce patrimoine réside dans son Cabinet des poinçons, sa typothèque et son atelier de fonderie aujourd’hui, rappelons-le, uniques au monde.

Un lieu parisien est recherché pour abriter ce nouveau conservatoire. Comme déjà en 1950. Mais De Montesquiou écrivait alors à ce propos [7], « Que représente un tel problème au prix de ceux qu’il a fallu vaincre depuis trois siècles pour donner à la France le Cabinet des Poinçons [...] Nous avons   dans le monde cette chance de pouvoir nous enorgueillir autrement qu’en regardant en arrière ; il ne faut pas la mésestimer, elle signifie toute notre tradition. » Actuellement, fin d'été 2004, les choses traînent car aucun décideur n’a vraiment compris que ce Cabinet c’est LA culture de l’écrit et que de ne pas le remettre en valeur, serait une erreur aussi grave que si Richelieu ne l’avait pas créé. Et pendant ce temps, les poinçons vont rouiller, la mémoire va s’effacer et le retard français en typographie numérique va se creuser. On lit déjà dans une revue suisse : « Après la faillite du Musée Gutenberg à Fribourg – qui devrait faire rougir de honte la classe politique de notre pays – assistera-t-on à un nouveau démantèlement chez nos voisins ? »

Conservatoire privé (sous contrôle de l’État) ou public ? Peu importe, mais il paraît bien évident que le ministère de la Culture ou de l’Éducation nationale semble bien plus compétent que celui qui, aujourd’hui mais pour des raisons historiques, en assure la tutelle : les Finances.

Ce groupe fait signer une pétition pour que cette situation inexcusable soit prise en considération au plus vite et de façon réfléchie en termes de patrimoine et de culture et qu’une solution soit trouvée pour le devenir immédiat du Cabinet des poinçons. Elle sera envoyée au président de la République française. Signez la à http://www.garamonpatrimoine.org/

Références

[1] Patrick Andries, Introduction à Unicode et ISO 10646, Document numérique, vol. 6, 2002, no 3-4, (spécial : « Unicode, écriture du monde ?»), p. 51-88 ;
http://hapax.iquebec.com/pdf/intro-unicode.pdf

[2] Centre d’Étude et de Recherche Typographiques, De plomb, d’encre et de lumière - Essai sur la typographie & la communication écrite, Paris, Imprimerie nationale, 1982.

[3] Les Caractères de l’Imprimerie Nationale, Imprimerie Nationale Éditions, Paris, 1990.

[4] Paul-Marie Grinevald, Notes diverses.

[5] Lettre de l’Académie des Beaux-Arts , no 35, hiver 2003 (dossier « Les poinçons typographiqus de l’Imprimerie nationale ») ; voir ici.

[6] Alan Marshall, Du plomb à la lumière, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2003.

[7] Jean de Montesquiou Fezensac , « Trois siècles de continuité française - l’Imprimerie nationale », Revue des deux mondes, novembre 1950, no 22, p. 289-306.

[8] Chirstian Paput, La lettre - la gravure du poinçon typographique, the punchcutting, TVSO Éditions, 1998.

 

 
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